Entretien avec Philippe Gautier, musicien et secrétaire général du SNAM-CGT
Le documentaire Le village de Bamboula, de Yoann de Montgrand et François Tchernia, diffusé sur France 3 et visible en replay jusqu’au 6 février, revient sur ces danseurs et danseuses ivoiriens cloîtrés en 1994 au parc animalier de Port-Saint-Père, près de Nantes, dans des conditions de travail très discutables. Comment avez-vous eu vent de cette affaire que beaucoup présentent comme une réminiscence des « zoos humains » ?
Le plus incroyable, c’est que beaucoup de choses étaient facilement accessibles, écrites noir sur blanc à l’époque dans Ouest-France ou Presse-Océan. Le montage juridique, l’enclave de droit ivoirien, les salaires bien inférieurs à ceux pratiqués en France. Dans la presse locale, c’était présenté comme une initiative formidable, logique puisque les autorités administratives avaient pleinement donné leur accord. Au début des années 1990, nous, les musiciens, vivions encore une époque où le travail au noir était monnaie courante, où les employeurs s’ingéniaient à ne pas payer les artistes. Et pas seulement en Loire-Atlantique. Nous étions très sensibilisés au dumping social. 1994, c’est aussi la date de la première extension de la convention collective du Syndeac, une sorte d’an 1 d’une certaine reconnaissance des droits des artistes.
Avec qui avez-vous mené vos démarches ?
Pour le procès, nous avions constitué une délégation autour du SNAM-CGT, de la Ligue des droits de l’homme (LDH), du MRAP, du Gasprom et de SOS Racisme. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il y a eu plusieurs étapes, un peu comme dans un jeu de cartes, nous n’avions pas au début pleinement conscience de la « main » de nos interlocuteurs.
Que voulez-vous dire ?
Nous pensions que l’administration avait été trompée et que le droit se rétablirait après notre intervention. Alors qu’en réalité, les pouvoirs publics étaient eux-mêmes mouillés jusqu’au cou. Les Ivoiriens payés ¼ du Smic, les enfants autorisés à travailler, on a fini par s’apercevoir que cela avait été validé par la préfecture, on a vu les tampons officiels. Les pièces avaient été contrôlées et estimées valables. Nous avons cru qu’ils allaient nous aider mais c’était impossible car cela les mettait gravement en cause. Je l’ai compris l’année suivante lorsque nous avons porté l’affaire en justice. Cette procédure avait un double intérêt : faire condamner l’entreprise et avoir accès aux documents administratifs. C’était difficile d’’avoir des infos. Il était interdit de me parler. Je n’ai pu échanger quasiment qu’avec Salif Coulibaly, le leader de l’école de danse du Djolem, l’équivalent à l’époque de l’orchestre et ballet de l’Opéra national de Paris, une troupe d’État qui se produisait souvent à l’étranger.
Qui avait permis ce qui pourrait être considéré comme une aberration ?
C’est encore très difficile de le déterminer aujourd’hui. Je pense que cela s’est joué lors des obsèques de Félix Houphouët- Boigny, sous Mitterrand, alors que Balladur était Premier ministre, à la jonction de la Françafrique et des relais locaux de la droite en Loire-Atlantique. Il ne faut pas oublier que le conseil général de droite était alors actionnaire du parc animalier du Safari africain où était installé le fameux village.
D’ailleurs, vous aviez fait condamner la SA Safari africain pour « atteinte à la dignité humaine » mais quid des entorses au droit du travail ?
En matière de droit du travail, il n’y a que les salariés concernés qui peuvent exiger le paiement de leurs salaires. Comme ils ne souhaitaient pas aller dans cette direction, nous avons décidé de faire dire par la justice le nom que toute cette entreprise portait.
Nantes étant marquée par la traite des esclaves, comment un tel projet a-t-il pu aboutir et rappeler de tels mécanismes de domination il y a encore 28 ans ?
Il s’agissait d’une énième reconversion du bassin économique nantais sous le prisme du divertissement touristique, le film le montre très bien. Ce serait vraiment fantastique qu’un sociologue ou un historien s’empare de cet événement. Je suis heureux que ce documentaire voit finalement le jour car l’Histoire était en train de se perdre.
Quand les deux réalisateurs se sont-ils manifestés auprès de vous ?
Ils sont venus me voir au cours de l’été 2019. Ils ont vraiment effectué un travail de fond énorme pendant deux ans, notamment sur l’iconographie et les archives. Personnellement, de nombreux aspects nouveaux m’ont été révélés, notamment autour du « droit de cuissage ». On en entendait parler, Eugénie Bamba, qui était alors présidente de la Ligue des droits de l’homme de Loire-Atlantique me l’avait dit, la religieuse Sœur Joseph Guillory évoque cette dimension dans le documentaire, Édith Lago, qui était danseuse et avait à peine 14 ans au moment des faits, aussi, pour expliquer qu’elle avait refusé. Le harcèlement sexuel était alors un peu moins scandaleux qu’aujourd’hui, c’est une caisse de résonance supplémentaire sur notre époque.
Y avait-il une « loi du silence » ?
Oui. Et elle a continué pendant le tournage. Les réalisateurs n’ont eu qu’au dernier moment l’accord du membre de la troupe Lassina Coulibaly et de Édith Lago. Ils n’ont pas eu l’autorisation de tourner au sein de Planète sauvage, nom actuel du parc, dont l’actuelle direction a refusé de s’exprimer, tout comme le maire de Port-Saint-Père ou la famille de Dany Laurent, l’ancien directeur à l’initiative du « village de Bamboula ». Il y a eu un pacte du silence autour de cette affaire. Pour serrer les rangs et dissuader les Ivoiriens de témoigner, la thèse officielle de la direction était d’affirmer que les musiciens de la CGT étaient contre le parc parce qu’ils étaient jaloux que d’autres leur « piquent » leur travail. Heureusement, j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur les ressources du SNAM, notamment juridiques, pour mener cette lutte.
N’a-t-elle pas un écho particulier au moment de l’actuelle exposition sur la traite et l’esclavage au musée d’Histoire de Nantes, L’Abîme ?
Nous discutons d’une projection-débat du documentaire en mars au château des ducs de Bretagne, en association avec la LDH que j’avais rejoint par la suite même si je n’ai pas revu Eugénie Bamba depuis 20 ans. Dany Laurent n’a vraiment pas eu de chance en tombant sur une des rares sections locales de la LDH présidée par une étrangère, ivoirienne de surcroît.
Propos recueillis par Nicolas Mollé
En partenariat avec La Lettre du Spectacle n°508
Crédit photo : D. R.