Professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas (Paris II), et secrétaire général de l’Observatoire de la liberté de création (OLC), Thomas Perroud expose les craintes de l’OLC sur les conséquences d’une possible arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France. L’OLC est une association qui réunit des organisations professionnelles, des syndicats et des personnalités pour la défense de la liberté de création et de diffusion des œuvres.
Quelles craintes avez-vous de la possible accession au pouvoir du Rassemblement national pour le spectacle vivant ?
Les craintes sont grandes. Nous sommes dans un modèle d’État culturel extrêmement interventionniste dans lequel le pouvoir central a des pouvoirs de nomination et d’intervention sur les politiques culturelles qui sont très importants. Donc, la politique culturelle pourrait changer radicalement avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement. L’Observatoire s’est toujours refusé d’intervenir sur les questions de programmation. Et nous n’avons pas beaucoup de cartes juridiques à jouer si ce n’est celle de la défense du pluralisme qui est un objectif de valeur constitutionnelle. Il y a aussi un risque de censure de spectacles qui éventuellement ne plairaient pas. Là, en revanche, sur ces questions de censure, on aurait beaucoup plus de choses à faire.
Est-ce qu’aujourd’hui la culture et le spectacle vivant sont face à un risque de menace de sa liberté de création ?
La menace me semble réelle du côté de la programmation. Le recul que l’on a sur les modes d’intervention des maires RN montre qu’il y a des changements radicaux qui sont à l’œuvre. Prenons un exemple : l’Observatoire de la liberté de création avait participé à la réflexion sur l’élaboration de la loi du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique, loi qui protège l’indépendance des bibliothécaires dans le choix des livres. On observe malgré tout dans ces villes un interventionnisme important dans ce domaine. Il y a un fort risque d’une généralisation de ce type d’intervention sur l’ensemble des spectacles, sur l’ensemble de la culture, de la programmation d’une salle de spectacle municipale, de son cinéma, évidemment. C’est un risque qui est déjà à l’œuvre. Un autre gros problème auquel nous avons fait face, c’est le contrat d’engagement républicain. La région présidée par Laurent Wauquiez [Auvergne-Rhône-Alpes, NDLR], par exemple, a voulu imposer, contrairement à la lettre de la loi, la signature du contrat d’engagement républicain à des sociétés de production cinématographique, alors que la loi ne s’applique qu’aux associations et aux fondations et pas aux sociétés. Et il y a déjà eu par ailleurs du contentieux sur le contrat d’engagement républicain avec des compagnies de théâtre.
Ce serait cela le vrai changement ?
Jusqu’à présent, on a vécu dans un État qui restait assez pluraliste. Même s’il était interventionniste, cela ne posait pas trop de problèmes du point de vue du pluralisme. Aujourd’hui, avec l’arrivée de régimes illibéraux, il va falloir s’interroger, je trouve, sur les structures dans l’administration, de façon à donner une certaine indépendance à la culture, à la fonction culturelle. On a créé des autorités administratives indépendantes en matière d’économie. Il faudrait à mon sens réfléchir à limiter les pouvoirs des exécutifs locaux dans ce domaine, et de rendre cette fonction beaucoup plus démocratique, c’est-à-dire l’ouvrir au conseil municipal, l’ouvrir à la pluralité.
La loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine est-elle en danger ?
Écoutez, le RN n’a rien dit en ce sens. C’est très important d’avoir cette liberté. Mais c’est malheureusement une liberté dont la portée est relative sur le volet programmation. Elle n’encadre pas non plus les choix budgétaires et ces deux aspects (programmation et choix dans l’allocation des subventions) sont des aspects qui sont en réalité centraux dans la création. Sans remettre en cause cette loi, le RN peut vider la liberté de création de sa substance et faire une politique sans que cela pose de problème juridique. Les choix d’un élu sur la programmation d’un cinéma ou d’une salle de spectacle sont parfaitement discrétionnaires.
L’ambiance générale pourrait-elle aussi « libérer » les pulsions de certains qui ont, encore récemment, empêché la tenue de spectacles ?
Les empêchements de spectacles sont effectivement un problème essentiel. Si la jurisprudence est claire – les autorités de police, donc le maire au niveau local, le préfet, si le maire n’agit pas – ont l’obligation de protéger la liberté d’expression, de création et donc de mobiliser la force publique pour contenir les troubles. Pourtant, bien souvent, les autorités de police ne mobilisent pas suffisamment ces forces de l’ordre pour contenir les troubles.
Et ce que peuvent faire des autorités RN, c’est justement de ne pas mobiliser. Et donc de laisser ainsi les troubles rendre impossible l’accès au spectacle. Là, toutefois, du contentieux est possible puisque les autorités de police engagent ce faisant leur responsabilité. Mais le mal sera fait évidemment. Mais c’est vrai, ce changement politique peut aussi motiver des troubles contre des œuvres ou des spectacles, renforcer les associations qui s’attaquent à des artistes.
Vous voulez dire sur le plan judiciaire ?
L’activisme juridictionnel des associations conservatrices va renchérir le coût de certaines expositions. Et cela peut avoir un effet sur la création. En anglais, on dit un chilling effect, c’est-à-dire un effet paralysant pour l’expression artistique. Des lieux d’exposition, des compagnies de théâtre ou des salles de spectacle pourraient devenir plus réticentes à diffuser certaines œuvres qui pourraient choquer une partie de la population de peur d’un contentieux qui les asphyxierait économiquement. Et ce poids financier aurait des effets encore plus importants sur les petits créateurs, les petites compagnies. Ces petites compagnies sont aussi moins expertes juridiquement.
Dans ce contexte, quel peut être le rôle de l’Observatoire ?
Nous sommes une petite association avec peu de moyens donc on ne peut pas se substituer aux victimes et faire systématiquement des recours. Notre intervention porte principalement, et c’est déjà important, sur la publication de communiqués en soutien à telle ou telle compagnie censurée, pour mettre en lumière, alerter, dénoncer et faire parler dans les médias. Les compagnies, les salles, doivent prendre des avocats quand elles subissent une censure et l’OLC peut les accompagner.
Propos recueillis par Jérôme Vallette
En partenariat avec La Lettre du Spectacle n°563
Crédit photo : Studio Harcourt