
Marie-Christine Bordeaux, professeure à l’Université Grenoble Alpes et chercheuse au Groupe de recherche sur les enjeux de communication (Gresec), membre du Haut Conseil de l’éducation artistique et du Conseil scientifique de l’Inseac – Institut national supérieur de l’éducation artistique et culturelle. Elle revient sur le gel des fonds de la part collective du Pass culture, un dispositif financé et coordonné par le ministère de l’Éducation nationale.
Que révèle la bronca contre le gel de la part collective ?
D’abord un niveau d’appropriation tout à fait remarquable par les acteurs éducatifs et culturels de ce dispositif. La protestation, qui est montée du côté des enseignants, chefs d’établissements et des artistes et acteurs culturels, révèle le succès de cet outil.
On a eu le sentiment que 25 millions d’euros disparaissaient...
Ce n’est pas un sentiment, ils ont réellement disparu par rapport au budget réalisé en 2024. En 2023, le budget était de 51 millions d’euros pour la part collective, puis 62 millions d’euros en loi de finances initiale pour 2024. Et effectivement, 35 millions d’euros ont été rajoutés en cours d’année, pour aboutir à à 97 millions d’euros de budget 2024 réalisé, dans une grande discrétion. Ce n’est que récemment que ce montant a été rendu public, ce qui laisse perplexe. Pour l’année civile 2025, la répartition budgétaire annoncée (50 millions d’euros au premier semestre et 22 millions au second semestre) repose sur une vision de la chronologie de l’Éducation nationale qui n’est peut-être pas fausse mais qui ne tient pas compte de celle des programmations culturelles : si les projets pédagogiques sont concentrés en fin d’année scolaire, la programmation culturelle, elle, bat son plein en septembre-octobre. Le pari consistant à dire que 22 millions d’euros suffiront pour le second semestre me paraît sous-estimé.
Combien d’élèves sont concernés par la part collective ?
Nous n’avons des chiffres fiables que pour l’année 2022-2023, issus d’Adage et analysés par le DEPS : 86 % des collèges et 89 % des lycées y ont fait appel pour au moins une action d’éducation artistique. Le budget dépensé, différent du budget sollicité, est moins important qu’on pourrait le penser [sont alloués de droit 20 euros par collégien et 25 euros par lycéen] car les collèges ont dépensé 46 % de ce budget et un peu moins de 40 % pour les lycées. On peut faire l’hypothèse pour 2023-2024 que le taux d’utilisation est supérieur puisque celui de la première année de plein exercice était déjà très satisfaisant.
Pourquoi ça marche ?
Parce que c’est simple à utiliser, que les sommes sont allouées sans procédure d’appel à projets et qu’il y a eu une prise en main immédiate. Adage, le logiciel de gestion de la part collective, existait bien avant le Pass culture. Enseignants et établissements font remonter leurs demandes à partir d’une offre déposée. C’est donc à la fois une avancée budgétaire et un outil dont tout le monde s’est emparé. Cela marche aussi parce que la politique publique d’EAC, initiée en 1983, existe de longue date et qu’il y a une base solide d’acteurs de terrain. Et, enfin, parce que le dispositif redonne la main aux acteurs locaux : c’est une décision locale dans l’établissement et avec des partenaires de proximité.
Vous dites que le faible montant par élève a un peu libéré certains enseignants...
La part collective relève des dispositifs facilitateurs parce qu’elle repose en partie sur une offre catalogue. Cette façon de procéder est souvent contestée par les acteurs culturels et les militants de l’éducation artistique, qui défendent un modèle plus exigeant, fondé sur une affinité élective et une dynamique commune. Mais bien souvent, ce qui crée cette affinité, c’est qu’on se connaît déjà ou qu’on n’est pas étranger l’un à l’autre. Or une majorité d’enseignants ne se sent pas légitime ou ne souhaitent pas porter des projets ambitieux. Cette facilitation au niveau budgétaire, qui actuellement représente en moyenne 500 euros par projet, ne les engage pas très loin, dans un premier temps. Certes, ce n’est pas une vision très qualitative de l’éducation artistique mais c’est un premier pas. Ce qui est aussi facilitateur c’est que le dispositif est conçu comme un droit : c’est le premier depuis 40 ans qui est organisé de cette façon-là. Tout le monde a les yeux rivés sur la part individuelle mais ce qui se passe dans la part collective, qui était plus technique et moins visible, est vraiment intéressant.
La ministre veut réformer le Pass culture...
Il n’y a pas d’unanimité du secteur culturel sur la part individuelle. Pour le dire rapidement, elle fonctionne bien pour les industries culturelles, très peu pour le spectacle vivant, qui a obtenu des inflexions. Le débat actuel est un vrai débat de politique culturelle. La culture pour tous ou la culture pour chacun ? Faut-il subventionner le bénéficiaire ou les producteurs de contenus culturels ? Les partis politiques n’ont pas tous les mêmes conceptions. Ce qui est étonnant, c’est que la part individuelle, en tant que version numérique de dispositifs plus anciens comme les chéquiers culture, ne s’est pas appuyé sur leurs études d’évaluation d’impact pourtant pleines d’enseignements sur la non-atteinte des scolaires qui en auraient pourtant le plus besoin et sur les effets d’aubaine.
On fait les mêmes erreurs ?
C’est, en effet, la même histoire, cette fois à l’échelle nationale, avec non seulement une absence de médiations, mais une véritable négation de la nécessité de certaines médiations pour pouvoir toucher tous les publics. Ce n’est pas simplement un outil, c’est une question de politique culturelle générale. Faut-il financer aussi bien la création que l’action culturelle et la médiation ? Comment penser, aujourd’hui, la démocratisation culturelle face à ce que certains analystes ont présenté comme une crise, voire un échec de la démocratisation ?
Cette part collective personne n’y a cru ?
Ce dispositif, malgré son rapide et remarquable succès, a été sous-estimé, car tout le monde avait les yeux fixés sur la part individuelle qui concentrait de nombreuses critiques et suscitait d’incessants débats. Il a fallu cet épisode de janvier pour qu’il soit connu d’un public plus large que celui de ses utilisateurs et de certains médias.
Il a également été sous-estimé à cause de sa dénomination : il y aurait un dispositif global, le Pass culture, qui aurait deux « volets ». Or quand on regarde objectivement comment cela fonctionne, on a affaire à deux dispositifs différents, avec des objectifs différents, une gestion différente, des plateformes différentes et indépendantes. La part collective finance des actions et des projets, et se situe dans l’éducation artistique et culturelle, alors que la part individuelle finance une consommation individuelle, sans lien avec l’éducation artistique. Ce sont deux dispositifs que l’on doit analyser séparément et il serait plus clair, dans la perspective de prochains débats, de les dénommer différemment : chéquier numérique, pour la part individuelle, financement du 100 % EAC, pour la part collective. Cela permet, il me semble, de mieux identifier les enjeux.
Propos recueillis par Jérôme Vallette
En partenariat avec La Lettre du Spectacle n°576
Légende photo : Marie-Christine Bordeaux
Crédit photo : D. R.