Entretien avec Emmanuel Négrier, directeur de recherche CNRS en science politique au Cepel.
Comment vont peser les élections régionales et départementales sur les politiques culturelles ?
Les fonctions de ces deux échelons sont assez différentes. Les Départements sont plutôt marqués par l’aménagement et l’accompagnement des territoires. La question qui va se poser pour eux va être celle du maintien de l’impératif culturel dans un contexte enclin aux pressions sur les dépenses sociales obligatoires. On risque de voir le clivage se renforcer entre deux types de Départements. Ceux bénéficiant de droits de mutation importants liés à leur attractivité et aux volumes de transactions immobilières. Et ceux plus modestes, qui vont devoir réduire la voilure et auront plus de mal à exprimer une volonté politique en matière de culture, même là où elle est revendiquée. Je pense en particulier à des Départements pauvres, comme le Gard, où se sont pourtant multipliées assises et concertations. Le maintien de la flamme culturelle suppose des marges de manœuvre très inégalement réparties.
Qu’en est-il pour les Régions ?
Pour elles, les enjeux sont multiples. Il y a d’abord le cas de celles qui ont fusionné. Leur premier mandat, de 2015 à aujourd’hui, a surtout consisté à juxtaposer les politiques culturelles des anciennes régions. En renvoyant l’avènement d’un cap vraiment original au mandat qui débute. Ces nouvelles orientations ne seront pas sans conséquences sur les agences culturelles en région et sur les autorités sub-régionales que sont les Métropoles, les Départements et les Villes. Il va être passionnant d’observer comment elles vont définir une nouvelle politique se démarquant à la fois de leur passé et du positionnement de l’État. On est en train, en effet, de passer d’un enjeu mimétique des Régions – comment être le meilleur élève possible de l’État culturel – à un enjeu de distinction – comment, sur la base des mêmes valeurs, se différencier des politiques d’État. Avec ce particularisme régional qui est l’intervention sur plusieurs strates. Une Région ne gère pas d’équipement en direct, elle soutient ou régule, quoique même ce dernier terme peut paraître un peu fort.
Quelle sera l’attitude des conseils régionaux qui ne sont pas le produit d’une fusion ?
Ils épousent une partie de ces enjeux. La Bretagne a bénéficié, par exemple, de délégations de compétences, ce qui est une situation originale. Sans ressources financières ni moyens humains énormes mais, avec déjà la possibilité de gérer en direct certaines aides à la culture. Que fera-t-elle de ses nouvelles responsabilités ? La même chose que l’État auparavant ?
Est-on dans la logique du fameux « droit à l’expérimentation » réclamé par une partie de la classe politique bretonne ?
Cela participe de cette optique mais ne lui appartient pas. Le droit à l’expérimentation découle de la loi 4 D [NDLR : pour déconcentration, décentralisation, différenciation, décomplexification]. Or la Bretagne est surtout, à tort ou à raison, considérée comme une bonne élève en matière culturelle, notamment car on n’y perçoit pas la menace d’une conquête par le RN. En PACA aussi avaient pointé des velléités de différenciation, mais dès lors qu’est apparue la possibilité que son exécutif passe à l’extrême droite, il n’en a plus du tout été question. En Bretagne, ces questions évoluent discrètement, de manière encore tacite. Si on interroge des agents de la DRAC et qu’on leur demande si les politiques menées en délégation de compétences ont été significativement différentes de celle de l’État, ils auront tendance à vous répondre que non. Je pense qu’au début du prochain mandat, il y aura une discussion plus frontale, même si en partie symbolique, de l’ordre culturel actuel. Sans doute en portant haut la notion de droit culturel et en articulant différemment événementiel et permanence en matière de culture.
Quels postes culturels sont les plus exposés lors des changements de majorité ?
Avant de répondre à cette question, il convient de rappeler qu’il n’y a pas eu de changements de majorité en région.
Dans les Départements, si...
Mais très peu. En dehors des conquêtes de la droite dans le Finistère et le Val-de-Marne, c’est demeuré rarissime. [NDLR : l’Ardèche, les Alpes-de-Haute-Provence ou le Puy-de-Dôme ont aussi basculé à droite, par exemple, la gauche emportant la Charente et les Côtes-d’Armor]. Les tensions montent en cas d’alternance politique parfois brutale. Comme quand Valérie Pécresse coupe les vivres au Festival d’Île-de-France. Ou lorsque Laurent Wauquiez supprime une grosse partie des subventions du Transfo. Cette fois, sans alternance, les changements viendront de la façon dont ces nouveaux caps seront négociés. Ils sont aussi liés à des questions de personnes. Dans ce cas, outre les vice- présidences et les responsables de services culturels, le périmètre ou l’existence même de certaines agences culturelles peuvent être remis en cause.
Quelles perspectives se dessinent dans l’après-crise sanitaire ?
Certains élus voudront s’abriter derrière une sorte de darwinisme qui condamnerait les acteurs les plus faibles. D’autres savent qu’il faut développer une vision bien plus fine pour éviter les catastrophes industrielles et culturelles. Il y a là un enjeu philosophique, partagé par tous les niveaux d’action publique. C’est peut être l’occasion de progresser dans la façon dont les différents échelons se coalisent, se concertent pour adopter des stratégies d’ensemble. Il faudra aussi veiller évidemment à ce qu’il n’y ait pas de scandaleux « trou dans la raquette ». Se demander s’il n’y a pas des domaines, des acteurs, qui pâtissent d’une indifférence coupable. Je pense à l’ensemble de la galaxie des tourneurs, producteurs, agents d’artistes qui gravitent autour des festivals et qui évoluent dans les économies mixtes ou coopératives locales. Cette nécessaire adaptation doit être subtile et à l’écoute d’écosystèmes très singuliers comme la danse contemporaine ou le hip-hop. N’oublions pas, enfin, que les « trous dans la raquette » peuvent être aussi territoriaux.
Dans quelle mesure ?
On l’a vu en Espagne lors d’une précédente crise d’ampleur, celle des subprimes après 2008. Lorsque les « sunlights » se sont éteints pour les petites villes moyennes et que s’est affirmée une domination implacable en matière culturelle en provenance des grandes métropoles comme Bilbao, Valence, Madrid, Barcelone.
Propos recueillis par Nicolas Mollé
En partenariat avec La Lettre du Spectacle n°499
Légende photo : Emmanuel Négrier
Crédit photo : Julien Pebrel